Il existe une horde de jeux différents traitant du mythe de Lovecraft. Le plus connu, c'est évidemment L'"Appel de Cthulhu" (le JdR où les investigateurs creusent… parfois plus profondément que cette blague). Trentenaire, ce jeu défie tous les pronostiques : il fait fi de toutes les modes et s'avère encore énormément pratiqué aujourd'hui. Autant dire que sur une telle durée de vie et malgré un rythme de sortie qui n'a rien de révolutionnaire, l'Appel (c'est son p'tit nom) dispose de tellement de scénarios et de campagnes que même un puit sans fond ne pourrait les contenir. Oui mais voilà, certaines sont clairement datées : malgré les efforts prodigieux des maisons d'édition en charge des licences, jouer à ces reliques laisse systématiquement un arrière-goût de vieillerie.

Suite à l'Appel, de nombreux dérivés ont vu le jour. "Delta Green", sorte de version "X-Files" utilisant le même système de jeu. "Cthulhu D20", insulte majeure à l'intellect des rôlistes. "CthulhuTech", croisement improbable entre un univers Mecha et celui du Mythe. "Cthulhu For President", dont le motto "Why choose a lesser evil ?" a fait mouche auprès de tant d'électeurs hotdoguiens. "Achtung ! Cthulhu" et son ambiance pulp où les investigateurs préféreront peut-être le grand Tentaculaire aux nazis. Hello Cthulhu, enfin, même s'il ne s'agit pas d'un JdR.

Couverture de Trail of Cthulhu. Copyright Pelgrane Press Ltd

Toutes ces variantes n'ont cependant pas réglé ce que les auteurs de Pelgrane Press considéraient comme un des gros problèmes du système Chaosium : le côté aléatoire des enquêtes. Combien de groupes ont été bloqués en raison d'un indice qui leur a échappé ? Un jet de "Trouver Object Caché" raté, et vous voilà bons pour chercher une alternative afin d'obtenir l'indice qui vous est passé sous le nez. Or, comme le disent si bien les auteurs de Pelgrane Press, le plaisir des scénarios d'enquête ne provient pas de la récolte des indices, mais plutôt de leur interprétation. C'est ainsi qu'ils donnèrent naissance à "Trail of Cthulhu", traduit simplement "Cthulhu" en français par la maison d'édition 7ème Cercle (Qin, Kuro, Yggdrasil). L'univers est rigoureusement identique à celui de l'Appel (bien que le jeu soit surtout orienté "années 30"), mais le système se veut complètement différent. On substitue l'antique et mature système de Chaosium par le système Gumshoe, où les enquêteurs récoltent automatiquement les informations de base s'ils disposent de la bonne compétence. S'ils veulent plus de précisions ou d'autres avantages, ils peuvent alors effectuer des "dépenses" qui leur y donnent automatiquement accès. Gumshoe est avant tout un jeu de gestion des ressources au détriment de la chance : malgré la peur-panique que cela pourrait engendrer chez pas mal de MJ, ça fait du sens et ça se rapproche finalement assez de ce que j'avais connu (et apprécié) avec Qin (un système où le dé n'a que peu d'influence, les joueurs étant appelé à utiliser judicieusement leurs points de Chi pour s'assurer de réussir les actions importantes). "Trail of Cthulhu" est né en 2008 et dispose déjà d'une cinquantaine d'ouvrages à son compte, dont pas mal de scénarios. Autant dire qu'ils sont prolifiques, les petits gars de chez Pelgrane Press ! La concurrence entre L'Appel "Papy" de Cthulhu et Trail "Gamin" of Cthulhu se passe finalement assez bien puisque les suppléments - qui portent rarement sur de simples points de règle - sont interchangeables. On assiste donc à une dynamique vertueuse plutôt qu'à une mise à mort.

Couverture de la campagne. Copyright Pelgrane Press Ltd

Pelgrane Press a voulu offrir à son bébé sa "grosse campagne", celle qui pourrait rester dans les mémoires à la manière des "Masques de Nyarlathotep" pour l'Appel. C'est ainsi qu'est né le projet d'Eternal Lies, dont la sortie était prévue pour début 2011. Comme d'habitude avec le monde du JdR, des retards ont été de la partie et la version définitive n'a été publiée qu'en août 2013 : la campagne est donc à peine sortie du four et rares sont les groupes à pouvoir dores et déjà en faire un compte-rendu dans la pratique. J'ai pris la totale en version dématérialisée, et après deux nuits de lecture intensive, il est temps de rapporter mon sentiment à chaud.


Côté forme, "Eternal Lies" est proposée comme une campagne de 400 pages, accompagnée d'une bande-son dédiée (qui a vu le jour en 2010, alors que les auteurs pensaient pouvoir publier l'ouvrage à temps : résultat, ils ont republié un album avec quelques pistes supplémentaires pour accompagner la vraie sortie). Les personnes qui ont déjà lu un ouvrage de la gamme ne seront pas surpris : même layout, même police, mêmes encarts, on reste donc dans de la bonne qualité. Les illustrations sont rares et les annexes / informations de contexte sont correctes sans être au niveau de ce que fait Sans-Détour. Par contre, ça veut dire que les 400 pages de la campagne représentent effectivement des scénarios, là où les ouvrages de l'Appel sont constitués à 50% d'aide de jeu. Nous nous trouvons donc en face d'une campagne plus que consistante. Le livre contient un premier chapitre à destination des joueurs, expliquant comment créer leurs personnages de sorte à ce qu'ils aient leur place dans la campagne, et ce à quoi ils doivent s'attendre. Une initiative surprenante ! Le reste est plus classique : une présentation de la campagne pour le MJ, puis la campagne à proprement parler, divisée en trois actes majeurs.

La bande-son - "Eternal Lies Suite" - tourne en boucle sur mon ordinateur depuis deux jours, elle aussi. Au programme, 2h13 de musique réparties en 78 pistes rangées en trois catégories fonctionnelles : "Ambiance" (à laisser tourner pendant la majeure partie des sessions), "Action" (pour les scènes où monte la tension) et "Stings" (pour illustrer musicalement certains passages, comme le début de la séance ou l'échec des investigateurs). En sus, on trouve quelques enregistrements vocaux de Wil Wheaton, lançant quelques rapides phrases issues des romans de Lovecraft, pour l'ambiance. La Suite se compose d'un thème principal dont l'objectif est d'imprégner la campagne : au bout de deux ans de jeu, il y a fort à parier que les joueurs auront assimilé son rythme à leurs aventures, comme on le fait avec la musique de jeu vidéo. C'est donc une excellente idée sur le fond, idée qui devient de plus en plus répandue. Cependant, après la relative déception que fut pour moi la bande-son de Deadlands Noir, je m'attendais presque à mettre cette suite de côté pour choisir mes propres morceaux. Pourtant - et c'est l'avis d'un mélomane néophyte - j'ai trouvé la balade agréable à défaut d'être tout le temps inspirée (surtout ces foutus choeurs latins clichés au possible, à vous en foutre la nausée) : le thème principal passe bien, les mélodies mettent dans l'ambiance tout en sachant se faire discrètes. Une réussite !


Le fond, maintenant.

Mettons tout de suite les choses au clair : "Eternal Lies" est une campagne pulp. Mais une campagne pulp qui s'assume, au contraire des Masques qui surfent toujours, trente ans après, sur une réputation usurpée de "crème de la crème lovecraftienne". On a donc droit à une menace d'échelle planétaire que les investigateurs sont appelés à dézinguer. Pourtant, l'introspection propre au mode puriste n'est pas complètement absente (la campagne joue énormément sur les sources de stabilité, les liens humains proposés dans le système Gumshoe et par lesquels les investigateurs peuvent tenter de se rassurer) et l'action reste gérable : des morts, il y en aura, mais pas par paquets de trois comme trop souvent dans les vieilles campagnes de l'Appel.

Dans le livre, les auteurs ont spécifiquement demandé d'éviter les spoilers sur Internet. Je ferai de mon mieux pour ne pas aller à l'encontre de leur volonté. La campagne démarre d'une manière ultra-classique et directe : un personnage arrive, embauche les PJ pour enquêter sur une sombre affaire. On nous évite même le traditionnel "tu reçois une lettre de ton cousin" : les joueurs sont libres d'expliquer pourquoi on fait appel à eux, mais ça peut également se limiter au strict minimum. Cet aspect est entièrement revendiqué par les auteurs, qui voulaient mettre la campagne sur les rails rapidement. S'en suit alors une quête qui va mener les PJ aux quatre coins du monde, un peu comme dans "les Masques", à la recherche de certaines informations cruciales. La campagne est fort bien structurée : les actes ont des buts et des ambiances différents, les sous-actes aussi. Ça ressemblerait presque au schéma "Biowarsien", pour être honnête. Surtout, campagne moderne oblige, elle dispose d'un début, d'un milieu, d'une fin et d'un fond dignes de ces noms, sans parler de quelques twists bien sentis. L'intrigue elle-même me semble intéressante, mais c'est le genre de choses qui ne peut que se vérifier dans la pratique et pas à la lecture.

Les PNJ ne sont pas en reste : je les dirais au niveau de ceux des "Oripeaux du Roi" (sans doute le plus beau compliment qu'on puisse adresser à une campagne lovecraftienne). Les entitées du Mythe auxquelles seront confrontés les investigateurs sont, elles aussi, très soignées : je n'en dirai pas plus, mais après "les Masques" (oui, encore une référence à cette campagne) qui faisait de Nyarlathotep un diable-qui-ricane-mouahahaha, "Eternal Lies" présente ses divinités avec originalité et respect du matériel de base.


En bon petit étudiant, je termine cet article d'une conclusion scolaire: Eternal Lies me semble réussir son pari en terme de qualité : ambitieuse, inspirée et moderne, elle m'a vraiment donné envie de me lancer (peut-être après les Masques, à supposer qu'on ne se lance pas sur les "Oripeaux du Roi"... si seconde campagne il y a, bien sûr). Toutefois, je doute qu'elle puisse rivaliser avec "les Masques" en termes de hype : non seulement cette dernière s'avère surévaluée, mais surtout la concurrence est bien plus rude aujourd'hui qu'à l'époque. Difficile de se démarquer !

Le mot de la fin, c'est que si vous êtes MJ de Cthulhu, que vous n'avez pas encore une campagne en cours et que vous vous sentez d'en jouer une qui peut s'étaler sur plusieurs années : n'hésitez pas, foncez sur "Eternal Lies". Les étoiles sont favorablement alignées, ça ne peut pas rater ! F'taghn !